Tout sur Kiki… ou presque (11ème épisode)
Kiki est la femme la plus célèbre et la plus aimée de Montparnasse.
Chacun s’accorde à la trouver belle, gaie, sensuelle et provocante,
mais aussi bonne fille et généreuse.
Kiki est toujours entourée d’une bande de joyeux copains,
qui ne résistent pas à ses reparties et à sa gouaille.
Une de ses histoires préférées, qu’elle sort aux moments les plus inattendus, est celle d’un japonais inconnu qui dit à sa compagne, dans la chambre d’hôtel voisine de la sienne:
« J’ai fini. Est-ce que c’était bien ? »
Et elle raconte cela avec un accent japonais mâtiné de bourguignon. Si elle parle un langage peu châtié, sa verve ne s’exerce jamais à l’encontre de ceux qui l’écoutent.
L’écrivain canadien John Glassco notait :
“Sa voix tranquille et rauque lâchait d’incroyables gros mots.
Ses gestes étaient rares, mais éloquents. Comme châtiment pour un journaliste récemment convaincu de chantage, elle préconisa qu’il suffirait qu’on le jette dans des toilettes publiques! … “et puis la corde…” murmura-t-elle, en pliant légèrement le, genoux et en tirant sur une chaîne imaginaire.”
Cette photographie de Kiki fut prise lors de la même séance que celle ci-dessous.
Elle est allongée sur la chaise longue en rotin qui apparaît sur plusieurs des portraits pris par Man Ray dans son atelier autour de 1925.
Thora Dardel garde un souvenir particulièrement vif de Kiki à la terrasse du Dôme.
Elle la revoit vider son sac à main qui ne la quittait jamais et se maquiller, en utilisant trois ou quatre coloris de vert pour harmoniser ses yeux avec sa robe.
Treize et Kiki passent des heures à se faire une beauté lorsqu’elles sortent le soir : mettre un vernis de couleur violente sur les orteils, du rouge aux genoux et repasser avec soin la robe qu’elles viennent de terminer.
Le maquillage de Kiki a apparemment frappé les esprits.
Un ami de Georges Antheil a remarqué qu’elle arriva au concert que celui-ci donnait au théâtre des Champs-Elysées “les yeux maquillés en triangle, pour aller avec ses boucles d’oreilles triangulaires.”
Comme il était courant à l’époque, Treize et Kiki fabriquaient une bonne partie de leurs toilettes.
Un jour, Man Ray donna à Kiki deux robes de Schiaparelli, qu’elle coupa en deux pour coudre ensemble les deux moitiés différentes.
Treize, qui a connu Kiki mieux que personne durant les années vingt, a pu voir un côté plus secret de sa personnalité. Kiki a peur d’aller dans des endroits nouveaux, elle se cache la tête quand Mosjoukine conduit trop vite sa voiture de sport et elle demande à Treize de rester avec elle pour la nuit quand Man Ray doit s’absenter.
Elle a souvent des coups de cafard en fin d’après-midi, met la chanson “Dinah” sur le phonographe et pleure à chaudes larmes.
Dinah
Kiki glorifie l’amour. « J’ai bien limé», annonce-t-elle au Dôme en prenant son café. Elle change souvent de partenaire et brocarde Julian Levy qui ne veut pas d’elle.
“Vous n’êtes pas un homme, mais une hommelette !”
J. Levy avait eu envie de filmer une adaptation de La Terre désolée de T. S. Eliot.
” Que devait être Kiki ?” s’interrogea-t-il plus tard. Un filet d’eau sur le sable ?
Le projet tomba à l’eau quand je refusai de faire l’amour avec elle.
Elle refusa ensuite de poser ou de jouer pour moi.”
Man Ray a été le premier photographe, après Stieglitz, à travailler systématiquement avec un seul modèle en dévoilant peu à peu ses états d’âme et sa personnalité.
Pratiquement aucun de ces clichés n’a été publié à l’époque.
Elle n’hésite pas à se servir de son « capital » pour venir en aide à ses amis dans le besoin. Elle ramasse de l’argent en montrant ses seins ou en soulevant ses jupes dans un bar ou un restaurant, en disant aux clients, ravis :
« Ça vous coûtera un ou deux francs. »
Au bar de la Coupole, Kiki vit un petit visage pâle, les yeux rougis par les larmes,
raconte Bürjeson. Son enfant venait de mourir et elle n’avait pas de quoi l’enterrer ni de quoi acheter des fleurs.
“Attendez !” dit Kiki. Elle demanda au garçon de servir à la fille un cognac et un sandwich avec beaucoup de beurre et de jambon, puis elle disparut dans la grande salle de restaurant et s’arrêta devant chaque table […].
Quand elle revint, peu de temps après, elle déposa devant la fille une pile de pièces :
“Voilà l’argent pour l’enterrement, les fleurs et des habits neufs.”
Kiki ne s’intéressa jamais à l’argent, elle était toujours prête à partager…
Kiki n’avait pas de problèmes, raconte André Thirion […].
Lorsqu’elle en avait un, elle disait à un ami : “Écoute, est-ce que tu peux payer ?”
Tout le monde lui ouvrait sa bourse. En outre, elle gagnait quelques sous.
Elle n’a jamais demandé grand’chose à personne.
Les hommes auraient sauté sur l’occasion – sans coucher avec elle pour autant, même st c’était mieux en couchant. Ils étaient tous prêts à lui donner de l’argent.
Elle était très provocante, assise au bar, mais elle s’intéressait à tous les hommes sans exception
et recevait une foule d’hommages.
Elle n’avait pas l’esprit mercenaire, ce qu’elle cherchait, ce n’était pas “une maison de campagne”.
Quand on faisait quelque chose pour elle, ou avec elle, cela n’impliquait pas forcément qu’il fallait coucher ensemble. Elle ne faisait que ce qui lui plaisait.
Elle avait quelque chose de “royal”. Il y avait en elle une reine.
Comme toute femme seule, elle fait souvent l’objet d’avances de la part des hommes.
Un jour, au Jockey, quelqu’un fait un geste déplacé :
“Vous fatiguez pas, lâche-telle sans se retourner. Je ne sens que mon amant.”
Elle est imprévisible et peut piquer des colères épiques.
Au Strix, un jour, un homme s’approche d’elle et lui empoigne brutalement la poitrine.
Une volée de coups s’abat sur lui et elle le poursuit jusque dans la rue.
Le barman, un grand Suédois, réagit : il soulève Kiki, la ramène à l’intérieur et la calme
“Kiki était un bel animal, aussi beau qu’un cerf. Seigneur !
C’était quelque chose de la voir ! » disait Thora Dardel.
Dans un article publié dans Charm, Djuna Barnes évoque Kiki :
“La vie, murmure Kiki, est, au fond, tellement limitée, tellement dépourvue de péché, nouveaux, tellement diabolique – elle lève ses yeux de mandarin, allumés en amande par le khôl – qu’il faut avoir une souris, une petite souris blanche, n’est-ce pas ? À promener entre les cocktails et le thé.”
Tenant la petite bête entre ses doigts laqués de rouge, le modèle chéri de Montparnasse la dirige, chaude et preste, vers le boulevard Raspail, où, de ses yeux perçants et brillants, elle observe les hommes, tous, sans préjugé, ignorant tout de la notion confortable “du bien et du mal”. Une ombre de même nature passe dans les yeux de Kiki, qui, parmis d’autres ravissants modèles, est venue et a conquis la France […]. Toutes doivent posséder en outre leurs propres désirs secret. Pour Kiki, c’est une souris banche […]. Sa souris dans la main et, sur le visage, son sourire de mandarin. “Ont-ils brisé mon coeur ? Pas du tout, je le garde pour moi. Que voulez-vous – un thé ? Bon !”
“Man Ray attribue à Kiki, rapporte Djuna Barnes, le mérite de l’une de ses meilleures régates. Elle fulminait dans la chambre, si noire, si bizarre, si perfidement obstinée – sanglotant : “Plus jamais Kiki ne refera exactement la même chose trois jours d’affilée, jamais, jamais, jamais!” – que, comme sous l’effet de la foudre, il fut pénétré de la connaissance de toute la nature rebelle.”
Les textes sont entèrement inspirés de Billy Klüver & Julie Martin & Kiki de Montparnasse.